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A PROBLEM SO BIG IT NEEDS OTHER PEOPLE

COMMISSAIRE : CHEYANNE TURIONS

15 MARS - 3 MAI 2014

Le langage : une collectivité diversifiée et étendue qui demande une attention permanente

 

3 avril 2014

 

L’esprit de No Reading After the Internet, basé sur la lecture à voix haute, consiste à aborder un texte dans l’improvisation.  No Reading… va à l’encontre de l’approche universitaire traditionnelle – soit d’avoir fait au préalable les lectures demandées – ou la préparation requise lors de présentations d’artistes et met en place une relation triangulaire entre les œuvres, les textes et les lecteurs qui se construit en temps réel. Les œuvres servent à la compréhension des textes et les textes servent à celle des œuvres de telle sorte que ni les textes ni les œuvres ne sont considérées comme porteurs d’une véritable signification à déterminer pour chacun. Plutôt, la signification émerge de la rencontre dynamique dans un espace, entre des gens qui examinent ce qui se passe lorsque des éléments sont mis en relation les uns avec les autres. À la galerie SBC, dans le cadre de A Problem So Big It Needs Other People, Chelsea Vowel et moi-même avons mené une séance de No Reading… à partir de son essai « The reports of our cultural deaths have always been greatly exaggerated ». Publié à l’origine dans FUSE Magazine, l’essai était mis en relation avec l’œuvre vidéo The Last Silent Movie de Susan Hiller. Tous deux traitent du langage mais là où la vidéo de Hiller  dresse un portrait désolant de langues disparues ou en voie d’extinction, le texte de Vowel plaide pour l’apprentissage des langues, spécialement ces langues d’origine rattachées à l’endroit où il se trouve. De l’apprentissage à la perte, quelque part entre les deux nous nous sommes rassemblés pour nous parler, transformer par la voix les mots écrits et écouter Vowel prononcer les mots cris et hésiter sur la prononciation de Kanien'keha:ka, terme désignant le peuple occupant traditionnellement le territoire où se trouve la ville de Montréal.

 

No Reading… soulève habituellement des incertitudes liées aux idées d’un texte. Or, cette séance avait quelque chose de différent puisque, bien que nous lisions l’essai de Vowel, nous entretenons tous déjà un rapport à la langue. À Montréal, ville solidement bilingue, le passage d’une langue à l’autre est banal. C’est le quotidien. Le titre de l’exposition, A Problem So Big It Needs Other People (Un problème tellement important qu’il nécessite l’aide de personnes supplémentaires), réfère aux éléments qui ne définissent pas la langue et qui se manifestent de différentes façons dans la vidéo de Hiller. La langue n’est pas la trace de la parole. La langue ne consiste pas en une liste de vocabulaire. La langue n’équivaut pas à des déconstructions scientifiques de variations vocales. La langue est un assemblage vaste et diversifié qui exige une attention constante. C’est aussi une chose qui se transforme. À un certain moment dans la vidéo de Hiller, un Cajun s’exprimant en français parle de grains de maïs soufflé ; c’est ma propre ignorance ou ma vision romantique n’admettant que les langues disparues appartiennent seulement au passé, qui m’a fait interpréter cette mention comme un drôle d’anachronisme. Des grains de maïs soufflé ? Je connais les grains de maïs soufflé ! Cette réalité fait partie de ma vie actuelle et pourtant, j’ai lu ces mots et cela me bouleverse, ayant toujours supposé que ces voix que j’écoutais étaient des fantômes du passé. Elles n’en sont pas. Cette disparition que Hiller documente est en cours et a lieu au présent.

 

Pourquoi s’en faire avec les extinctions de langues ? Parce que les langues matérialisent des manières uniques de connaitre le monde. Lorsque les langues disparaissent, disparaissent avec elles les idées spécifiques qui font le liens entre être en vie et vivre. Dans son essai, Vowel suggère qu’il est possible de passer au-delà des spécificités propres à chaque langue et d’accéder à un savoir unique à travers d’autres langues, mais que cela demande du travail. Beaucoup de travail. Lorsque le dernier représentant d’une langue meurt, les liens aux connaissances sont rompus. Il est peu probable que ces modes de connaissance puissent être récupérés malgré tous les efforts, lorsqu’il n’y a plus de liens vivants avec le savoir détenu par un langage en particulier. La langue structure le mouvement, la vue, l’ouïe. L’exemple le plus direct provient de l’observation, souvent faite dans le domaine de la science, que les résultats issus d’une expérimentation sont directement liés aux questions formulées dans le protocole initial. Notre manière de penser est déterminée en partie par la langue, et ce que nous pensons détermine notre manière de voir les choses. Inversement, lorsque nous apprenons une langue, de nouveaux modes de penser deviennent possibles. Le passage de l’anglais au français en donne un exemple simple. La question du genre des noms, qui suggère de nouvelles relations entre les objets (bien que ce ne soit pas nécessairement démontré), mène à considérer à quel point certains éléments sont étrangement associés. (En structurant des bibliothèques par couleur, par exemple, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi tant de textes philosophiques se retrouvent dans la section dédiée à la gamme du rouge-orange.)

 

Dans le roman 1984 de George Orwell, le postulat liant langue et connaissances est poussé à son extrême, par exemple lorsque le gouvernement en place tente de contrôler la pensée en limitant le langage. Devons-nous pouvoir nommer la liberté pour en faire l’expérience ? Les méchants dans 1984 tirent avantage de la nature construite de la réalité sociale et il y a un terme qui désigne cette idée voulant que le langage influence notre vision du monde : la relativité linguistique. Dans sa version extrême, cette théorie suggère que le langage détermine la pensée ; par conséquent, les catégories linguistiques limitent et déterminent les catégories cognitives. Dans sa version modérée, les catégories linguistiques et les usages influencent la pensée et certains types de comportement non linguistique [1] . Peut-être que je trahis ma propre position politique en admettant penser qu’il vaut mieux qu’il y ait plus de manières de connaitre que moins.  

 

Dans le contexte de l’exposition et durant cet après-midi de No Reading…, non seulement nous étions en territoire Kanien'keha:ka, mais nous étions également rassemblés autour d’une table faite de clôtures déconstruites et, bien qu’il y ait quelque chose d’utopique dans le geste de transformer une structure qui séparait les gens en un lieu de rassemblement, les tables servent également à la tenue de conversations difficiles. Des gens se séparent en étant assis autour de tables. Des gens se lancent du vin au visage. De la nourriture est projetée en l’air. Des disputes légales se règlent dans des arrière-salles autour de tables. La conversation menée durant cet après-midi était empreinte d’un esprit de générosité, mais nous étions en train de parler autour d’une table de la langue au Québec. Dans l’état actuel des choses, une élection provinciale à venir ayant mené certains partis politiques à instrumentaliser la question de la langue pour en faire une force d’opposition, la possible séparation du Québec était à nouveau proposée sous le titre de souveraineté.

 

Lorsque j’ai commencé à travailler à SBC avec Pip Day, je savais que, peu importe ce que j’allais faire dans l’espace, je voulais partir d’une perspective autochtone. Dans le Canada anglophone, l’usage politique de la « souveraineté » au Québec est utilisé comme un synonyme de séparation et c’est précisément ce débat qui s’est élevé à nouveau. Or, la réalité coloniale du Canada se perd dans la confrontation entre Français et Anglais. Les relations Français-Anglais ne se sont jamais écrites sur un tableau vierge. Quand les Français sont arrivés et que les Anglais ont suivis, des gens, des cultures et des langues étaient présents depuis longtemps sur cette terre. Quand la souveraineté est employée comme un euphémisme de l’idée de séparation, la réalité des titres autochtones n’est pas abordée. Pourtant, si les revendications de souveraineté reposent sur des arguments éthiques, alors la réalité des titres autochtones doit être considérée. Que se passerait-il si le climat politique au Québec influençait la manière de comprendre la colonisation et la souveraineté collective et amalgamée de toutes les cultures au Québec ? La réalité coloniale du Canada doit être prise en considération dans ces discussions, au Québec et ailleurs. L’inclusion dans l’exposition de l’essai de Vowel est un moyen de confronter les questions de colonisation et de langue au Canada, en utilisant la traduction comme une autre manière de comprendre la négociation.

 

c.t.

 

[1] http://en.wikipedia.org/wiki/Linguistic_relativity

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