A PROBLEM SO BIG IT NEEDS OTHER PEOPLE
COMMISSAIRE : CHEYANNE TURIONS
15 MARS - 3 MAI 2014

Maggie Groat, Fences Will Turn Into Tables, 2013, avec la permission de Jimmy Limit.
TEXTES
Une table pour la négociation, la médiation, la discussion, la différence
18 mars 2014
La fin de semaine dernière, A Problem So Big It Needs Other People débutait à la galerie SBC à Montréal.
Cette exposition, qui conclue ma résidence de commissaire d’un an, prend comme point de départ le Programme ciblé sur la Souveraineté en cours à la galerie, qui s’intéresse à la position du sujet souverain. Prenant en compte le déplacement de la souveraineté de l'espace circonscrit par l’état-nation à celui incarné par le « sujet souverain », A Problem... suggère que la souveraineté se manifeste à travers l’intimité et les relations interpersonnelles, considérées comme des processus de négociation.
Une table est placée au centre de l’exposition. La table est une œuvre d’art et un objet fonctionnel, un objet qui doit être contourné et qui est un lieu de rencontre.
Fences Will Turn Into Tables (2013), une œuvre de Maggie Groat, résulte de trois années de collecte de panneaux de clôture dans les environs de Toronto et Guelph. Lorsque Maggie Groat a commencé à rassembler ces matériaux bruts, c’était sous la forme d’actes de vol isolés, menés selon un ensemble de règles idiosyncratique : les panneaux de clôture ne pouvaient qu’être enlevés à la main, sans outils et ramenés chez elle. Alors que les barrières délimitent une propriété privée, les indices de délabrement des matériaux déliés signalaient la négligence de la logique même de la barrière : le soin apporté à maintenir autrui à l’extérieur avait été abandonné comme projet visant une séparation. Les petites destructions de Groat peuvent être envisagées comme répondant à ce nouvel impératif de dégradation et il existe (dans l’imagination seulement) une carte sous-jacente compilant tous les petits écarts que ses actes de retrait ont laissés derrière elle, retentissant par-delà la table.
Cela dit, peut être qu’un vol n’est qu’un vol, même s’il est au service d’une libération. Voilà pourquoi le processus d’accumulation s’est transformé et Groat a commencé à collecter les panneaux de clôture à partir de sources ciblées : des sites d’échange en ligne où les matériaux dégradés ou détruits étaient donnés gratuitement.
Ainsi les poteaux et les panneaux ont continué d’être amassés de cette façon, menant à terme le projet devenu désormais une table de 13,5 pieds de long par 3 pieds de large et quatre bancs, d’une surprenante beauté.
Durant le vernissage, Groat, postée à la tête de sa table, raconte l’histoire du bois. Depuis l’arrière de la salle, les curieux formant un petit cercle autour d’elle paraissent rassemblés comme lors d’un moment charnière d’une importante réunion de conseil d’administration. Les principaux acteurs sont réunis autour de la Présidente alors qu’elle annonce les prochains points du débat. Groat, dominante à la tête de sa table, est ministérielle et les espaces produits autour d’elle et de son œuvre semblent bien différents de ceux généralement engendrés par les galeries – les visiteurs circulant habituellement en suivant la circonférence de la salle. Au contraire, la table ici est le point de gravité. Elle attire les personnes à elle et produit dans l’espace autour d’elle un mouvement de cercles concentriques (ovales, en réalité) irradiant vers l’extérieur.
La table est la première œuvre de l’exposition, l’objet autour duquel les œuvres sont rassemblées formellement et spirituellement. Sa forme doit être prise en compte pour circuler dans l’espace, alors qu’on tente de percevoir au mieux les autres œuvres de l’exposition. L’esprit de la table, remodelant la démarcation pour en faire un lieu de rassemblement, se présente lui-même comme le point à partir duquel les autres propositions de l’exposition doivent être considérées, leur étendant son esprit de convivialité, de domesticité et de générosité.
La table est également une proposition réalisée et à réaliser, une suggestion à suivre encore et encore. Comme Groat le soulignait : « À quoi ressemblerait un monde où toutes les barrières seraient transformées en table ? »
Que se passerait-il si vous transformiez votre barrière en table ?
Autrement dit, pourquoi trouvons-nous nécessaire de délimiter notre propriété privée ? Les clôtures sont-elles des manifestations physiques de notre propre sentiment de souveraineté ? Les clôtures peuvent être plus ou moins robustes. Les clôtures déconstruites pour faire la table de Maggie Groat étaient de ce genre de clôtures qui peuvent être escaladées. Les autres clôtures, barbelées ou électrifiées, se veulent infranchissables pour que personne ne les traverse. Le premier type de clôtures demeure un geste, une demande polie : restez à distance. Ou : ceci est à moi. Si la souveraineté du sujet se manifeste à travers la négociation (où au moins deux partis ayant chacun leurs revendications sont impliqués) alors quelle lecture faire de la corrélation de ces différentes barrières ? D’une certaine manière, la clôture de bois, par sa perméabilité, rend visible le fait que sa fonction de barrière dépend d’un choix qui ne devient effectif que par l’entremise du respect de l’autre. Les autres types de barrières sont dictatoriales; elles s’accaparent l’espace avec insistance, cherchant irrévocablement à faire de la terre un territoire sur lequel régner.
Que se passerait-il si nous appréhendions notre lien à la terre sous l’angle de l’intendance plutôt que de la propriété ? Construirions-nous des barrières ? Je ne peux que m’interroger : notre souveraineté ne se manifesterait-elle pas davantage à travers notre sentiment de responsabilité envers autrui que par l’entremise d’une expérience de l’autorité et de la peur?
À partir de la position du sujet, je propose la négociation comme caractéristique qui permet de définir l’incarnation de la souveraineté. Plusieurs œuvres rassemblées dans A Problem… incarnent différents types de négociation. Je débute avec la table de Groat, qui témoigne d’une considération culturelle. À partir de là, l’idée de négociation est abordée d’un point de vue linguistique par l’œuvre de Susan Hiller et le travail de Chelsea Vowel ; corporel par l’œuvre de Tanya Lukin Linklater et Daina Ashbee ; institutionnel par l’œuvre de Maria Hupfield ; matériel par l’œuvre de Tiziana La Melia ; politique par l’œuvre de Basil AlZeri et autoritaire par l’œuvre d’Annie MacDonell. Une des tâches à accomplir pendant l’exposition consistera à évaluer si ces négociations nous aident à comprendre la souveraineté.
J’ai approché ces œuvres à partir d’un certain angle. Que se passe-t-il si nous renversons cette logique ? Plutôt que de les envisager à partir de la manière dont elles ont été rassemblées, comment font-elles sens ensemble, dans l’espace de la galerie ? Durant les sept prochaines semaines, alors que l’exposition suivra son cours, j’espère raffiner ma compréhension de ces questions.
cheyanne turions